Militante féministe, avocate et défenseuse des droits humains, le public a découvert depuis 2014 en Bochra Belhadj Hamida la députée, une personnalité politique hors norme. Parmi les plus accomplies sous nos cieux. Inoubliable reste son discours datant de juillet 2017 à l’ARP au moment de l’adoption en séance plénière de la loi contre la violence à l’égard des femmes. Son passage en tant que présidente de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité incarne aussi un moment fort de sa carrière politique de ces deux dernières années. Et pourtant, Bochra Belhadj Hamida décide de quitter la vie politique. Elle s’en explique dans cette interview.
Vous avez publié récemment dans le journal «Al Maghreb» une lettre ouverte très critique à l’adresse des dirigeants des partis progressistes. Pourquoi avez-vous pris cette initiative ?
Parce que j’ai passé des années avant et après la révolution ainsi qu’avant et après les élections de 2011 et de 2014 à discuter avec la plupart de ces dirigeants pour leur demander de s’unir. « Tel est notre seul espoir», leur répétais-je. D’autant plus qu’il n’existe pas entre eux de vraies divergences au niveau des programmes et de la vision de la société. Dans les pays démocratiques, il est d’usage de trouver des militants de différentes couleurs politiques dans une même formation : une minorité à gauche, une autre à droite et une majorité centriste. Tous ceux-là vivent, travaillent, cohabitent, évoluent ensemble. Le contraire se passe chez nous où malgré des visions très proches, on s’ingénie à diffamer et à diaboliser l’autre et où on peut être d’accord sur tout sauf en ce qui concerne celui qui dirige le parti. Tous veulent être number one et le disent sans complexe, prétextant que ceux qui les soutiennent l’ont décrété. Chacun se prend pour un vrai leader. Or un leader n’est jamais désigné comme tel que par l’opinion publique et par une base électorale très élargie. Je trouve que de par leurs positions, ces dirigeants ne sont pas en train de servir un projet de société tel que je l’imagine : juste, équitable, égalitaire, libre et garantissant la bonne gestion de la chose publique. Ils sont en train de penser à leur propre intérêt et surtout à leur positionnement. Ce qui va profiter au camp adverse, le camp des fascisants, des antisystèmes et des populistes. Je crains par-dessus tout, au-delà des résultats des prochaines élections — elles seront de toute évidence catastrophiques pour les progressistes — le blocage qui peut se produire après le scrutin. Voilà pourquoi je les ai invités dans ma lettre ouverte à s’entendre sur trois points. Car j’ai désespéré de les voir présenter des listes communes ou de se rassembler dans un seul parti, voire dans un seul front électoral. Le premier point consiste à se rencontrer, à se mettre autour d’une table pour décider du profil et de la composition du gouvernement qu’ils souhaitent voir émerger à l’issue des élections. Ce gouvernement pourrait par exemple ne pas dépasser les 25 personnes, être paritaire et surtout formé sur la base des compétences et non pas sur les quotas des partis. Si un parti par exemple pâtit d’un manque de compétences, il faudrait qu’il accepte, pour l’intérêt de ce pays, de ne présenter qu’une seule personne. Evitons le chantage et le marchandage politiques pour entrer au prochain gouvernement ! Le deuxième point consiste à identifier les mesures urgentes que le nouveau gouvernement doit prendre. Ainsi, nous remarquons que certains partis défendent des valeurs spécifiques, mais dès qu’ils se retrouvent dans l’opposition renient ces principes. Je vous donne un exemple : j’ai vu un parti dont je ne citerai pas le nom qui militait pendant sa campagne pour la privatisation ou la restructuration des entreprises publiques en faillite. Or dès qu’il s’est positionné dans l’opposition, il s’est mis à faire du populisme en disant : «Non, il faut maintenir le statu quo, l’Etat doit trouver l’argent pour sauver ces entreprises». J’ai vu des gens ultralibéraux devenir quasi-communistes, uniquement pour s’opposer au gouvernement dont ils ne font pas partie. Je voulais dans ma lettre conseiller les partis progressistes d’avoir des engagements clairs. S’ils se retrouvent au gouvernement, il faudrait qu’ils les respectent et s’ils entrent dans l’opposition, qu’ils aient la décence de les maintenir. Troisième point : la présidence de la République : il faudrait se mettre d’accord au sein de la même grande famille politique sur le candidat qui aurait le plus de chances d’être élu. Certains disent que ce poste n’a plus vraiment beaucoup de poids. Je ne suis pas d’accord, il s’agit d’une institution hautement politique. Le chef de l’Etat dispose de trois pouvoirs de toute importance. C’est d’abord le garant du respect de la Constitution. Ensuite il a sous sa responsabilité la sécurité du pays, et Dieu sait comment cette attribution est vitale pour nous en ces temps-ci où certaines formations ont des intérêts avec des pays étrangers et de dangereux groupuscules. Enfin, les délicates relations diplomatiques font également partie des missions du président de la République. C’est pour cela qu’il reste important de choisir un président qui incarne tous ces atouts. Je vois beaucoup de personnes du même camp qui remplissent assez les conditions : Mehdi Jomaâ, Youssef Chahed, Mohsen Marzouk, Said Aidi, Néjib Chabbi…Or, ils seront plusieurs à se présenter. Ceux qui me font le plus peur sont les candidats qui représentent un danger pour le pays, ceux soupçonnés de corruption ou d’idées archaïques ou encore ceux ignorant tout des affaires et du sens de l’Etat. J’évoquerais l’exemple de Kais Saied, un simple assistant en droit constitutionnel, qui, avant même d’être élu, viole la Constitution en annonçant qu’il annulera les élections une fois président.
Dans votre lettre vous qualifiez votre famille politique d’égocentrique, d’autiste et d’indifférente aux problèmes de la jeunesse et pourtant vous l’invitez à se rassembler pour les prochains rendez-vous électoraux. N’est-ce pas une attitude contradictoire de votre part ?
En fait, je prends ces dirigeants à témoin, je les mets devant leurs responsabilités. Mon rôle consiste à alerter et à demander des comptes en tant que citoyenne. Car c’est ainsi que je me vois dès la fin prochaine de mon mandat à l’Assemblée des représentants du peuple. En tant que citoyenne, je suis très consciente de mes droits sur ces femmes et hommes politiques.
Vous avez défrayé la chronique il y a quelques semaines en annonçant que vous quitterez la vie politique après la fin de votre actuel mandat de députée. Or dans votre lettre on ne trouve pas trace de votre décision. Avez-vous changé d’avis ?
Non, je n’ai point changé d’avis à ce sujet.
Alors pourquoi voulez-vous en finir avec la vie politique, vous personnalité éminemment politique ?
Les raisons sont très claires. Devant l’état de déchéance qu’a atteint le monde politique, je me sens impuissante et incapable de continuer à y évoluer. Je peux faire autre chose, par exemple la politique autrement, mais je ne peux plus poursuivre mon travail dans ce milieu, devenu vraiment trop pourri pour moi. Des gens intègres et patriotes existent pourtant dans tous les partis. Mais les plus dangereux sont malheureusement en train de gagner du terrain. Notamment devant la bêtise, l’égocentrisme et l’autisme des plus honnêtes. Incapables qu’ils sont d’un minimum d’autocritique.
Au moment de la Révolution en 2011, cette situation de déchéance n’existait pourtant pas. Qu’est-ce qui s’est passé huit ans après pour que la vie politique se dégrade autant ?
En 2009, j’ai donné une interview à Racha Tounsi. Dans cet article, censuré dans cette période, j’ai déclaré que la vie politique allait changer vers plus de démocratie, mais quand viendra ce jour on allait se rendre compte du déficit des valeurs dans ce secteur. Pourquoi ? Parce que j’ai remarqué à quel point l’arrière-fond de la société tunisienne avait été manipulé négativement par le système mais aussi par l’éducation, par le niveau des médias, etc. Nous sommes en train de payer le prix de ces années-là. Plus encore : tout le monde a vu dans la révolution, même ceux qui la dénient et l’insultent, un moyen pour accéder au pouvoir et s’y maintenir, profitant des libertés d’expression et des médias et de portes ouvertes par-ci et par-là. D’autre part, ils ne considèrent pas cet événement majeur comme une opportunité de changement profond de la société et des choix économiques et culturels ainsi que de plus de liberté. Personne n’a travaillé sur les valeurs par populisme, ce discours n’étant pas porteur de voix au moment des élections. Le manque d’expérience politique a également beaucoup joué. Car de quoi est composée l’actuelle classe politique ? De personnes venues après la révolution, dont certaines ne se sont jamais intéressées à la politique auparavant. D’autres, intégrées dans l’opposition de l’époque, les progressistes d’une manière générale, ont été réprimées par les autorités et n’ont jamais exercé vraiment le pouvoir. Nous avons également le personnel ayant fait partie de l’ancien régime, dont les dirigeants n’étaient pas forcément de grands hommes politiques, dotés de compétences, ils se révèlent uniquement forts dans les stratégies. D’un autre côté, Ennahdha, malgré la persécution de Ben Ali, a fonctionné en tant que parti. Ses responsables ont réfléchi leur avenir et leur manière de concevoir l’Etat. Mais ils commettent encore des erreurs…
Votre décision de quitter la vie politique a-t-elle quelque chose à voir avec les attaques qu’a rencontrées à l’ARP votre proposition concernant l’égalité successorale ?
Non, aucunement. Il s’agit plutôt de mon impuissance face à un statu quo, mon incapacité de changer les choses sur le plan politique, ni avec Nida, ni après avoir quitté Nida, et mon envie de retrouver ma liberté pour pouvoir parler sans me sentir liée par un droit de réserve, un parti ou par un groupe parlementaire. Je pense qu’aujourd’hui je pourrai mieux servir mon pays en dehors des institutions. Au fond, je suis quand même contente d’avoir vécu cette expérience de députation et je pense avoir joué un rôle important pour faire avancer les droits des femmes. Mais il me semble que les gens m’écouteraient mieux si j’étais indépendante et libre de toute formation politique. Car malheureusement dans le discours populiste, on établit toujours une corrélation entre le statut de député et de sombres intérêts financiers notamment.
Mais pourquoi le projet de loi sur l’égalité successorale proposé par le président de la République traîne-t-il autant à l’ARP ?
Parce qu’il n’y a point de volonté pour le faire passer. Dans la commission Santé et affaires sociales où le projet est discuté, les députés d’Ennahdha, toujours les plus présents à l’ARP, s’y opposent fermement. Même les députés femmes de ce parti qui pourraient adhérer au projet individuellement ne peuvent pas voter parce que les consignes de leur formation sont strictes à ce sujet et leur base est déterminée à le contrecarrer. Les progressistes, parmi ceux présents à la commission sont pour la plupart d’accord avec l’initiative mais ne la défendent pas avec beaucoup d’enthousiasme. Je ne pense pas que le projet de loi arrivera à la plénière d’ici la fin de cette législature : d’autres projets prioritaires sont déjà programmés. J’appelle la société civile à se mobiliser lors des prochaines campagnes électorales pour pousser les femmes et hommes politiques à s’engager pour faire adopter ce projet. Car je trouve que la mobilisation de la société civile est tiède, elle reste en deçà de ce défi. Il faudrait devenir plus proactif, contacter les députés, travailler avec eux, les convaincre et les pousser à devenir des alliés.
Nous ne sommes plus en dictature : les moyens pour accéder aux politiques sont multiples. Donc, si la société tient à ce que la loi soit votée au début de la prochaine législature, il faut qu’elle déploie ses instruments de plaidoyer pendant la campagne.
Les conservateurs vont pourtant peser de tout leur poids pour rejeter encore une fois ce projet ?
Et alors ? Qui dit qu’ils seront majoritaires ? Et puis même ceux-là peuvent changer d’avis. Peut-être qu’ils disposeront alors de députés plus courageux ou moins opportunistes que leurs actuels dirigeants.
La polémique autour de l’égalité dans l’héritage a fait oublier le Code des libertés individuelles et les propositions de votre commission dans ce sens. N’y aura-t-il donc pas de suite à ce travail ?
Le Code est devant la Commission des droits et des libertés.
En fait, le projet sur l’héritage a une priorité sur le plan constitutionnel, puisqu’il a été présenté par le chef de l’Etat et par le gouvernement, et pourtant il a accusé beaucoup de retard. Que dire alors d’un Code proposé par les députés ? J’invite encore une fois la société civile à se mobiliser pendant les prochaines élections pour pousser les candidats aux législatives à prendre des engagements, y compris secrets — car je suis pour l’efficacité — afin de défendre le Code une fois élus. C’est une des stratégies possibles pour faire aboutir ce travail.
En rompant avec la politique institutionnelle, dans quels domaines agira Bochra Belhadj Hamida, la militante féministe et des droits humains ? Les indépendants vous tentent-ils par exemple ?
Non pas du tout. Car autant je respecte les indépendants autant je ne conçois pas une démocratie sans partis. Je veux travailler pour une nouvelle génération. Je veux aussi travailler sur les valeurs et sur la moralisation de la vie politique. Je m’activerai pour faire adopter le projet de loi sur l’égalité successorale et le Code des libertés individuelles. Toutefois, je ne peux encore vous dire comment, ni avec qui.
Taoufik Bennaceur
2 juillet 2019 à 05:52
PROBLEME DE CONCORDANCE DE TEMPS. Les Tunisiens m’écouteraient mieux si j’étais ou m’écouteront mieux lorsque je serai.